Arnaud Sicre
« Arnaud, cela ne se passe pas entre nous comme tu le crois »
Tel est l’entête du propos du dernier des Parfaits occitans connus, Bélibaste, à l’un de ses croyants, Arnaud Sicre, tel que celui-ci le rapporta dans sa déposition à l’inquisiteur Jacques Fournier après avoir trahi le bonhomme en le faisant attraper par l’Inquisition.
Les historiens, en disséquant tous les témoignages pouvant restituer la croyance des cathares, biaisent involontairement le catharisme en le réduisant à un corps de doctrines, alors que le catharisme fut avant tout une façon de vivre très concrète.
Les cathares médiévaux ont toujours mis l’accent sur la sainteté de vie plutôt que sur la foi que l’on confesse avec sa bouche. Et ce passage du témoignage d’Arnaud Sicre, communément passé sous silence, restitue au catharisme un énoncé vivant de sa foi, c’est-à-dire un éclairement de l’Esprit qui se traduit par une manière de vivre.
Arnaud Sicre, vient d’être adopté par la petite communauté de croyants de Montaillou, exilée en Aragon pour fuir l’Inquisition après qu’elle eut raflé et brulé vifs tous les parfaits de l’équipe de Pierre Authié.
Tous sauf deux, Arnaud Marty qui réchappa in extremis à la capture en s’échappant par le nord en Gascogne d’où l’on perd définitivement sa trace, et Bélibaste qui fit l’inverse en s’échappant par le sud, en Aragon, avec une poignée de croyants.
C’est donc au milieu de ces derniers qu’Arnaud Sicre est accueilli.
Un jour, il se rend auprès de Bélibaste qui vit très chichement dans un castrum perdu dans les montagnes.
Comme Arnaud doit s’en retourner au village de San Mateo où se situe la maison de la petite famille des croyants exilés, il a l’idée de leur ramener un « pain bénit » par leur Parfait.
Mais voyant sans doute son dénuement, il propose à Bélibaste d’acheter un pain pour qu’il le bénisse. Mais Bélibaste lui rétorque : « Arnaud, cela ne se passe pas entre nous comme tu le crois ; si j’ai du pain et que tu n’en as pas, je dois le partager avec toi, et réciproquement. Celui qui a ne doit pas laisser autrui dans le besoin. Nous te donnerons du pain que nous avons ici, il n’est pas nécessaire que tu en achètes » et Arnaud Sicre conclut :
« Prenant alors une miche, il la bénit […] et m’en donna la moitié ».
Dans le catharisme l’entrée en vie chrétienne, c’est-à-dire dans l’Église, se signifiait par le baptême de l’imposition des mains.
Cette imposition des mains qui manifestait le don de l’Esprit Saint, conduisait à une vie nouvelle qui rompait avec la manière de vivre des hommes en ce monde.
Le Parfait n’était plus animé par la puissance de vie qui était liée au corps – l’instinct de survie comme on le dirait aujourd’hui – mais par l’Esprit de Dieu qui prenait corps en lui.
D’un Dieu qui était le principe du pur Amour et de la toute Bonté qui tranchait foncièrement avec le principe diabolique de ce monde, celui du mal, c’est-à-dire de la violence, de la rapacité et de la prédation.
Dieu n’était rien d’autre qu’un principe étranger aux principes qui animaient ce monde. Et ce principe qui était Esprit se donnait à voir et à connaître par le Christ qui en était la personnification vivante dans les évangiles.
Pour le catharisme ce n’est pas Dieu qui s’est incarné dans un homme, mais le Christ est « l’incarnation» , au sens figuré, de Dieu. Il en était une image, une apparence, une personnification. Ce qui est très différent du dogme de l’incarnation qui prend bêtement à la lettre et à rebours l’énoncé évangélique.
Or ce Christ qui se donnait à voir et connaître dans les évangiles, ne possédait rien, il n’avait même pas « un lieu ou reposer sa tête » (Luc 9 : 58).
Le Parfait vivait à l’exemple de ce Christ, il ne possédait rien en propre, mais il partageait tout en le mettant en commun avec ses frères en Esprit.
L’Esprit est pur amour, il n’est donc pas possession.
Il est un don, une grâce, une gratuité totale. Il pousse au contraire à la dépossession, c’est-à-dire au partage, à la solidarité et non à l’accumulation de richesse pour la jouissance personnelle qui est, mathématiquement, toujours acquise, grattée, extirpée et gagnée sur le dos, la sueur et le sang d’autrui.
L’homme est un égocentrique impénitent, il veut assurer et combler sa vie, qu’il finira inéluctablement par perdre pourtant, de biens qui ne sont que le fruit de maux infligés à d’autres.
Le riche tient son statut privilégié du seul fait qu’il demeure indifférent au sort des autres, à l’inverse le Parfait, est un homme pénitent, il tente de brider son ego pour en réduire son excès de malfaisance.
Le Parfait ne se croit pas meilleur qu’un autre homme, il se sait identique aux autres mais sa conscience le pousse à se comporter différemment.
Sur ce sujet, le catharisme n’est pas manichéen, il ne classe pas les riches plus mauvais que les pauvres.
Les pauvres, comme les riches, n’ont pas renoncé à la richesse ; ils la convoitent eux aussi, bien qu’ils en soient les victimes. La machinerie hideuse de ce monde répartit les hommes dans une lutte incessante, en proies et en prédateurs.
La pauvreté ne fait pas la vertu, tout comme la richesse en est l’incompatibilité.
Les évangiles illustrent avec beaucoup de force que la possession comme la richesse, sont démoniaques. N’est-ce pas les démons qui possèdent les hommes ? Et la richesse n’est-ce pas plutôt elle qui possède les hommes, plus que les hommes ne possèdent la richesse ?
Richesse et possession sont l’esprit de Mamon, c’est-à-dire l’une des figures du diable dans les évangiles.
La sentence évangélique ne permet aucune compromission possible : « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un et aimera l’autre; ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon » (Luc 6 : 13).
Pauvre ou riche, il faut se dessaisir de l’esprit de gain pour acquérir celui du partage. N’est-ce pas cela que manifeste l’exemple de vie de Bélibaste mis en exergue plus haut ?
Ce récit démontre que les Parfaits, partageaient tout entre eux et qu’il existait également avec les croyants, une grande solidarité. Le croyant, même s’il n’avait pas encore renoncé à l’engrenage du monde, participait à cet Esprit que l’Église manifestait en ses Parfaits.
Il existait une solidarité hérétique, entre croyants et entre Parfaits et croyants, et inversement.
« A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13 :35) disait le Christ à ses disciples…
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